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Article N°28856
Grand entretien avec David Fayon
Dans la torpeur de l’été, il y a cependant des événements importants qui touchent le numérique et qui interrogent sur certains choix qui remettent en cause notre modèle démocratique (Tentation illibérale en Europe ?) ou encore sur le sujet de la souveraineté numérique, alors même qu’il existe des personnes de bonne volonté et qui proposent une approche pragmatique pour faire bouger les lignes (Grand Entretien avec Sylvain Rutten). Dans les nouvelles qui interrogent sur notre capacité à conserver notre souveraineté industrielle et numérique, force est de constater que les nouvelles ne sont pas bonnes, EDF envisage de céder sa filiale Exaion, pépite du cloud et de la blockchain à Mara,géant américain du Bitcoin (Les Echos), on marche sur la tête !
Il se trouve qu’aujourd’hui j’ai le plaisir d’échanger dans ce format écrit avec David Fayon, auteur d’Informez-vous !(https://urlr.me/azWRP2) aux éditions L’Éditeur à part. Ce livre aborde tout ou en partie ces thématiques et propose une lecture transversale en replaçant les événements dans une trame historique et géopolitique.
Bonjour David Fayon, pourriez-vous vous présenter à nos lecteurs pour qu’ils comprennent votre parcours et d’où vous parlez ?
[DF] : Pour résumer, je suis tombé dans la potion numérique étant petit et y suis resté. Du reste on parlait à ce moment-là d’informatique et non de numérique car il s’agissait des 2 composantes, le matériel (hardware) et le logiciel (software). Avec la transition vers le numérique a été adjointe les données qui sont le carburant nécessaire puis désormais l’intelligence artificielle, en particulier générative qui se nourrit de données pour répondre à des prompts rédigés par des humains. Plus concrètement, après des études dans l’informatique et les télécoms, j’ai toujours exercé des fonctions où la matière première était les données, que ce soit dans les systèmes d’information, le marketing ou la gestion où j’ai occupé plusieurs fonctions de direction de projets (au centre de R&D du Groupe Alcatel Alsthom au tout début de ma carrière puis à La Poste depuis 2000). À noter qu’après mon service militaire, j’ai continué à servir les armées en tant qu’officier de réserve pour des missions tant fonctionnelles que de terrain. J’ai également vécu 3 années dans la Silicon Valley, ai publié 12 ouvrages sur les réseaux sociaux, la transformation digitale et le Web et suis membre de plusieurs associations et think tank qui ont pour mission de développer le numérique en France et ses usages ainsi qu’un numérique souverain (www.davidfayon.fr). Enfin, j’ai créé l’annuaire des Top acteurs du numérique, Numérikissimo (www.numerikissimo.fr) et nous préparons activement la 2e édition avec un passage à l’échelle. Ce qui est motivant est de mener plusieurs projets en parallèle comme on gère un portefeuille boursier lesquels se situent à 3 niveaux d’un cycle pour la création de valeur :
1. la formation et la veille, ce qui est structurant alors que la profusion d’information fait rage et que l’obsolescence des connaissances et des savoirs est rapide ;
2. la gestion de projets proprement dite pour faire et qui constitue le cœur du réacteur et la majorité du temps consacré ;
3. la transmission pour partager ses connaissances et compétences.
Mais comme disait l’économiste libéral allemand Friedrich von Hayey « Il serait un mauvais économiste celui qui ne serait qu'économiste ». Aussi un numéricien aujourd’hui se doit d’avoir une solide culture générale et être capable d’établir des ponts entre domaines de connaissance, que ce soit l’économie, le droit, l’histoire, la philosophie et beaucoup d’autres. C’est du reste le propos de mon dernier ouvrage alors même que la société décline avec une perte de souveraineté.
Pourriez-vous nous donner les trois informations à retenir de cet été dans le champ du numérique ?
[DF] : Je citerai tout d’abord le bad buzz relatif à Luc Julia, auteur de L’intelligence artificielle n’existe pas. Elle émane d’un youtubeur et philosophe, Monsieur Phi. Loin d’hurler avec les loups, je suis plus mesuré. Luc Julia est reconnu par ses pairs contrairement à ce youtubeur qui ne connaît pas grand-chose à l’IA laquelle a radicalement évolué depuis la conférence de Dartmouth en 1956 et ses premiers langages à l’instar de LISP. Et depuis l’avènement des transformers puis du RAG, tout s’est très vite accéléré avec des médias et des politiques pour la plupart dépassés. Et Luc Julia lui-même sur certains points. Ce qu’il faut souligner est que Luc Julia est PhD et qu’il a participé à la création de Siri même si c’est l’œuvre de toute une équipe. Pour faire parler de lui, il a des chemises hawaiennes improbables qui font partie de son ADN et il fait des déclarations un peu caricaturales (pas toujours techniquement vérifiées notamment sur ChatGPT qui entre la 3.5, la 4o, la 5 en bêta et selon les paramétrages, l’historique, la qualité des prompts, etc. délivrent des résultats variables avec des hallucinations qui ne sont pas constantes et parfois que l’on peut grandement minimiser) et surtout il remet en cause l’IA, ce qui ne plaît pas à tous alors que nous pourrions assister à une bulle IA (rappelons que depuis la bulle Internet de mars 2000, nous n’en avons pas connue). Le sujet de l’IA – qui faut-il le rappeler est un sous-ensemble du numérique – est tellement vaste que nous avons en France, non un unique « pape de l’IA » mais des dizaines de cardinaux ou d’experts aux compétences complémentaires car l’IA est plurielle. Le pape de l’IA n’existe pas tout comme la structure (ou topologie pour les puristes) d’Internet qui est le réseau des réseaux et qui n’a pas de point central. Pour devenir expert, il faut travailler dur. Et pour le rester, l’expert doit se former en permanence, c’est une haute exigence, un peu comme en Formule 1 où même si une écurie fait des progrès elle peut vite être dépassée par une autre progressant plus vite qu’elle. Le problème est que l’on voit souvent les mêmes experts d’un média à l’autre et la solution de facilité consiste à toujours inviter les mêmes sur un plateau plutôt que de chercher des angles nouveaux ou complémentaires via de nouveaux intervenants. Certains invités passent bien, disent simplement les choses complexes ou permettent d’avoir une bonne audience.
Le deuxième est l’effervescence autour des IA génératives avec notamment la sortie de ChatGPT 5 le 7 août qui a suscité des sur-attentes et par la suite quelques déceptions. Et on s’aperçoit que Grok 4 délivre par exemple de bons résultats en moyenne. Nous avons eu aussi les annonces de Google autour de Gemeni. Chacun des acteurs, que ce soit OpenAI, les GAFAM ou les autres et même les Chinois (Deepseek, Manus.im, on en recense plus de 150) ne veulent pas rester en dehors de la course. On a eu aussi la piste du rachat de Mistral, la pépite Made in France de l’IA générative, par Apple. On s’aperçoit ainsi de nos limites quant à la souveraineté face à l’ogre Oncle Sam qui peut tout avaler sur son passage.
Le troisième est celui du streamer Raphaël Graven, plus connu sous le nom de Jean Pormanove, qui est décédé. Au-delà du caractère horrible et cette souffrance mise en scène en direct et de cette recherche toxique de buzz, il n'est pas normal que l'Arcom dise qu'elle n'a pas de moyens de surveillance et d’action sur Kick et les autres outils alors que les chaînes NRJ12 et C8 ont cessé d'émettre par exemple et qu'elle cherche à limiter de temps d'antenne à certains. Il semblerait que l’Arcom choisisse ses combats de façon non impartiale. Rappelons que l'Arcom est issue de la fusion du CSA et de l'inutile Hadopi qui avait pour but de lutter contre le chargement illégal alors que le streaming était en train de se développer. Ces instances administratives ont souvent un métro de retard sur les usages.
Hormis ces 3 faits pour ceux qui ont eu une coupure de l’actualité numérique cet été, c’est surtout les droits de douane imposés par les États-Unis à l’Europe avec une Ursula von der Leyen inexistante qui aura plus d’impact pour les citoyens français au quotidien. Cela illustre la faiblesse de l’Europe et une soumission aux États-Unis. Certains évoquent une riposte avec la taxation des plateformes. Les GAFAM en situation quasi-monopolitistique répercuteront cela en augmentant le prix des services proposés à leurs clients entreprises et PME comme cela a déjà été le cas par le passé avec Amazon, Google ou Apple qui ont majorant leurs prix pour conserver leurs conséquents profits. Cela prouve tardivement que d’être dépendant numériquement se paye ultérieurement.
Sans être redondant quels sont les trois points à retenir sur les sujets de notre souveraineté industrielle et numérique ?
[DF] : 1. Elle est quasi-inexistante. Nous sommes dépendants en même temps des États-Unis et de plus en plus de la Chine côté numérique. Et pour l’industrie, nous assistons à une disparition ou de grandes difficultés pour bon nombre de PME et ETI en France. Notons que nous avons 2 fois moins d’ETI qu’en Allemagne et 3 fois moins qu’en Italie. C’est le chaînon manquant en France alors que nous avons des grandes entreprises notamment les sociétés du CAC 40. Nous aurions besoin de développer les écosystèmes locaux en tirant profit des caractéristiques singulières de nos régions.
2. La communication officielle des autorités soutient le contraire avec à l’appui des grandes communications lorsqu’un acteur s’installe ou qu’une start-up devient licorne. On pourrait citer Verkor dans la production des batteries lithium-ion. Celles-ci ne regardent que les emplois induits mais non ceux détruits comme cela va être le cas avec le véhicule électrique imposé par l’Union européenne dès le 1er janvier 2035 pour tous et qui coûte à l’achat 40 % de plus qu’un véhicule thermique et qui dans bien des cas pollue davantage si l’on raisonne sur le cycle de vie complet depuis la production jusqu’au retrait de service. En outre, de récentes statistiques aux États-Unis font état d’un renouvellement du véhicule bien plus rapide qu’un véhicule thermique (3,6 ans vs plus de 12 ans), ce qui est une bombe écologique. Pour disposer du bilan CO2 mais aussi des autres intrants, nous devons raisonner sur le cycle de vie complet depuis la conception jusqu’au retrait de service. Ces raisonnements partiels nous coûtent chers tant économiquement qu’écologiquement et socialement. Rappelons qu’Henri Krasucki, l’emblématique secrétaire général de la CGT pendant 10 ans de 1982 à 1992 reprenait le slogan « Quand Renault éternue, c’est toute la France qui s’enrhume ». On s’aperçoit d’un contraste saisissant dans les éléments de langage des autorités repris par les médias officiels par rapport à ceux alternatifs où il convient de faire le tri mais qui comportent parfois des investigations poussées ou des signaux faibles pertinents.
3. Au niveau du secteur industriel, celui-ci ne représentait plus que 9,5 % du PIB en France en 2022 et du reste le président de BPIFrance, Nicolas Dufourcq avait publié un livre La désindustrialisation de la France. Ce n’est pas un mirage et depuis la folie de l’entreprise sans usine (fabless) prônée par le P-DG du Groupe Alcatel-Asthom à la fin des années 1990 et qui m’avait incité à démissionner de l’entreprise, nous avons connu des faillites et des pertes d’emplois dans le secteur. La France est derrière l’Espagne et est pratiquement 2 fois moins industrialisée que l’Allemagne (18,4 %) et 4 fois moins que l’Irlande (38 %) qui vit un miracle économique avec un niveau de fiscalité très bas. Il conviendrait de s’inspirer des politiques qui ont fait le succès économique de nations comme l’Irlande, la Suisse et récemment l’Argentine.
J’ai cru comprendre que le grand entretien avec Sylvain Rutten vous avait intéressé, pourriez-vous nous expliquer qu’est-ce qui a particulièrement attiré votre attention ?
[DF] : Outre le fait que Sylvain Rutten (https://effisynsds.smartrezo.com/article-le-grand-entretien-avec-sylvain-rutten-souverainete-nume.html?id=28836) a débuté l’informatique au début des années 1980 avec un modeste ZX81 tout comme Xavier Niel ou moi et quelques autres et que comme beaucoup d’informaticiens c’est un autodidacte qui a gravi les échelons, il a une vraie vision sur l’opportunité de l’open source face au logiciel propriétaire. Cette vision d’un geek combinée à une hauteur de vue sur la question nous montre qu’il est conscient des limites et des opportunités de l’open source et pourquoi c’est une alternative intéressante pour la souveraineté numérique. Et pour la souveraineté numérique outre les composantes du matériel, du logiciel et des données, il ajoute les compétences et le droit. Il effectue aussi un parallèle avec le modèle OSI de l’ISO en 7 couches. En outre sa vision de l’open source s’inscrit sur le long terme. Enfin, sa critique de l’illusion de la start-up nation et la posture de la souveraineté numérique qui reste superficielle mais n’est pas incarnée est une évidence bonne à rappeler. À quoi bon développer des solutions si finalement elles sont rachetées ou dépassées par des entreprises américaines – et j’ajouterai chinoises car les 2 géants du numérique ont cette rapacité d’exécution et cette capacité de passer à l’échelle sans égal contrairement à la la France ou l’Europe.
Vous venez de publier un ouvrage que je trouve intéressant qu’en réponse à « Indignez-vous ! » vous avez nommé « Informez-vous ! ». Cependant face à l’infobésité, l’impossibilité de tout vérifier, comment pouvons-nous rester des citoyens informés et responsables, ce qui est indispensable au bon fonctionnement de la démocratie ? [DF] : Il est important de bien s’informer avec des sources multiples et diverses avant éventuellement de s’indigner ou d’hurler aveuglement avec les loups ou de suivre les moutons. Il s’agit tout d’abord d’avoir la capacité d’agir de façon éclairée. La bonne information a toujours conduit à la meilleure décision possible que ce soit dans la vie professionnelle (avoir des chiffres et des données fiables) ou la vie personnelle (par exemple bien être informé sur les candidats avant de voter). Le fact checking est nécessaire mais demande du temps d’où la nécessité d’avoir une démarche active par rapport aux informations et de privilégier la qualité à la quantité, d’effectuer de la veille collaborative. Je reviens du reste sur les 7 étapes de l’information.
On pourra observer que lorsqu’une opinion est différente de celle de la doxa ou qu’elle déplaît on est vite taxé de complotiste. Au début de la Covid, dire que l’origine de la pandémie provenait d’une fuite du laboratoire de Wuhan était jugée complotiste alors que forcément c’était le pangolin ! Le seul complotisme avéré est que la terre plate comme le pensent plus de 10 % des Américains, ce qui est affolant. Notons qu’un Américain sur deux n’a pas dans sa vie quitté le territoire US qui est grand au demeurant. Cela peut paraître énorme mais pour un citoyen d’un pays de l’UE né en Europe l’ordre de grandeur pour un séjour hors Europe est le même. Ce manque d’ouverture vers le monde peut expliquer en partie l’absence du jugement critique mais c’est surtout l’absence d’éducation et de formation. Nous ne pouvons que déplorer la baisse du niveau dans l’éducation nationale (maths, français). Ceci est nullement complotiste... Cela est attesté au niveau international par les classements PISA. La seule réponse est de vouloir simplifier l’orthographe et niveler encore plus par le bas. C’est affligeant. En ayant des citoyens sous-instruits, ceux-ci deviennent plus facilement influençables et manipulables.
Sommes-nous toujours en démocratie, lorsque l’on voit les projets de lois pour restreindre ou contrôler la liberté d’expression, même si l’intention initiale affichée est la sécurité des citoyens et la lutte contre la criminalité ?
[DF] : L’intention de lutter contre la criminalité, les trafics en tout genre ou assurer la sécurité des citoyens est louable et c’est d’ailleurs une mission régalienne qui devrait être indispensable. Toutefois sous couvert de ces motifs indispensables, c’est souvent en échange de perte de liberté, une sorte de punition collective et dans les faits les criminels courent toujours. Au risque d’être politiquement incorrect, nous n’avons jamais eu tant autant de Nahel en puissance et en toute impunité dans notre société. Avec les QR code et la tentation de cybersurveillance, nous sommes sur une pente dangereuse, celui de la démocrature. Ceci est un paradoxe au pays des droits de l’homme et du citoyen. Ce qui est inquiétant est le précédent vécu par la Roumanie. Lorsque les résultats des urnes ne conviennent pas, celle-ci est annulée. C’est pourtant un pays de l’Union européenne. Cependant les ingérences dans les élections proviennent de partout avec des effets qui peuvent se neutraliser de part et d’autre. Et voici 20 ans le 29 mai 2005 le NON majoritaire (55 %) au référendum portant sur le projet de traité européen en France n’a pas été pris en compte. On s’aperçoit que des gaullistes souverainistes comme Philippe Seguin avait eu le tort d’avoir raison trop tôt surtout qu’avec les surtranspositions des directives européennes dans le droit des États membres, on se donne des contraintes supplémentaires. Et il existe des paradoxes. Je ne suis pas expert en matière agricole et pour le sujet des insecticides néonicotinoïdes, je note que la loi Duplomb a été retoquée en vertu du principe de précaution inscrit dans notre Constitution par le Conseil Constitutionnel. Mais force est de constater qu’interdire l’usage en France et le permettre dans les 26 autres États membres de l’Union est un sévère coup porté à nos agriculteurs. La logique vaudrait soit l’interdire pour tous, soit pour aucun. Et bizarrement nous avons eu le scandale des infirmières suspendues pour un vaccin à ARNm qui était expérimental faisant fi de ce principe de précaution alors qu’il existe des effets secondaires. On pourrait se demander si on n’a pas un principe de précaution à géométrie variable.
N’avons-nous que le choix entre le totalitarisme transhumaniste prôné par les GAFAM ou le contrôle social tel que pratiqué par les Chinois ?
[DF] : Comme le disait Benjamin Franklin, « un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux ». Nous risquons en effet de subir un « en même temps » qui soit nocif faute d’imaginer et de rendre possible une troisième voie. Nous pourrions avoir à la fois un modèle américain édulcorée de la Silicon Valley où le techosolutionnisme est fortement présent et la technologie est vue comme un moyen pour résoudre les problèmes de société et un contrôle social pire qu’en Chine car des initiatives sont toujours possibles par les entrepreneurs tant que trop d’ombre n’est pas faite au Parti Communiste Chinois. Il est dangereux de briller plus que le soleil comme a pu en faire les frais, le charismatique P-DG du Groupe Alibaba, Jack Ma. Le modèle américain de la Silicon Valley serait une pâle copie en effet du fait de notre complexification administrative, de notre lenteur d’exécution et d’un marché moins homogène que celui des États-Unis tout en étant dans une logique de rattrapage et prisonnier de solutions américaines et chinoises.
Comment éveiller les consciences sur les sujets du numérique et de l’importance économique de la souveraineté sur le numérique auprès de nos dirigeants politiques et industriels ?
[DF] : Le numérique concerne les actions des citoyens au quotidien (du smartphone au PC en passant par des objets connectés et l’électronique embarquée dans la voiture et d’autres équipements indispensables ou du moins auxquels nous sommes devenus dépendants). Certains parlementaires ont une connaissance des questions numériques comme Catherine Morin-Desailly (UDI pour les sujets de gouvernance), Philippe Latombe (MoDem, pour la souveraineté numérique et industrielle) ou Eric Bothorel (Renaissance, sur les questions de télécoms avec un côté compréhension des geeks) ou encore Paul Midy (Renaissance, dans le registre des start-up mais aussi pour la fin de l’anonymat sur Internet ce qui est une manœuvre pour un contrôle social) mais ils sont peu nombreux. Ils doivent savoir s’entourer, se former, développer une curiosité aiguë. Nous avons trop de conseillers techniques issus de Sciences Po par exemple et peu de diversité dans les formations. Nous avons trop peu d’ingénieurs qui font de la politique. On le voit également dans les grandes entreprises où les énarques ont chassé les polytechniciens.
Si je puis me permettre j’aimerais insister sur la souveraineté militaire et rappeler quelques données historiques fondamentales. Autant en matière industrielle et numérique, l’Europe est derrière les États-Unis et la Chine, autant en matière militaire, nous sommes petits face à la Russie qui possède des armes nucléaires de grande ampleur de destruction. La Russie a vaincu Napoléon et Hitler. Elle ne peut pas perdre contre l’Ukraine même si l’agression de l’Ukraine par Poutine est hautement condamnable. Cette guerre bénéficie aux États-Unis qui nous vendent des armes et à la Russie avec de fait une expansion territoriale. En même temps elle ruine l’Europe avec des aides sans fin alors que nous sommes incapables de faire régner l’ordre sur notre pays dans bien des quartiers et des banlieues. Il ne faudrait pas que ce soit un nouveau déclin de l’Europe qui a d’autres combats à mener notamment économiques. L’Europe a dominé le monde de Napoléon 1er à 1914 où l’Europe a été dépassée par les États-Unis au sortir de la guerre. La malheureuse guerre de 1870 nous a coûté l’Alsace et la Moselle, cause de la première guerre mondiale. De même les territoires russophones à l’Est de l’Ukraine sont des facteurs à prendre en compte. Il ne s’agit pas de céder pour autant car les Pays Baltes et la Pologne sont menacés, pas nous ! Notre plus gros risque est une guerre civile avec la balkanisation de la France et les territoires perdus de la République avec les narcotrafics. Avant de vouloir jouer les gendarmes du monde et d’instrumentaliser une guerre qui n’est pas la nôtre, assurons déjà ce que nos citoyens attendent en métropole et dans les outremers. De même au Moyen Orient, le Hamas a agressé Israël et a fait des prisonniers. Israël n’aurait pas dû riposter ce qui a cristallisé les mouvements Free Hamas portés par l’extrême-gauche et une gauche radicale. Ce sont des problèmes géopolitiques complexes qui ne peuvent pas être appréhendés de façon booléenne. Le recours à un tiers bienveillant pour résoudre ces guerres peut être judicieux mais n’est pas simple (Trump défend les intérêts américains d’abord dans la lignée de la doctrine Monroe, America first!). Notons qu’en Afghanistan au relief tourmenté et piégeux à la fois la Russie et les États-Unis se sont cassés les dents avec les talibans au pouvoir et des femmes opprimées comme jamais.
Comment passer d’un paysage psychologique où certaine forces politiques tuent l’espoir et jouent sur les peurs de type millénaires, pour réenchanter notre jeunesse et lui donner foi en l’avenir ?
[DF] : Actuellement, on a deux blocs extrêmes (Insoumis + EELV d’un côté et RN de l’autre) et un parti qui se veut unique au milieu autoproclamé « bloc central ». Les partis traditionnels PS et ses satellites d’un côté et LR et alliés de l’autre n’ont plus accédé au 2e tour de la présidentielle depuis 2012, ce qui interroge. Nous avons aussi du machiavélisme en politique, ce qui est nauséabond. Le but de certains est de conquérir le pouvoir et une fois parvenue de le garder coûte que coûte et non d’œuvrer pour le bien commun des personnes qui les ont portées au pouvoir. La clef est d’avoir à nouveau un débat éclairé gauche – droite avec une vision pour la France et une plus grande probité des personnalités politiques. On peut se demander si « la république exemplaire » n’était pas un simple coup de com’ sans lendemain. La politique devrait constituer une parenthèse dans la vie du citoyen : penser à servir plutôt qu’à se servir, agir et réformer plutôt que penser à sa propre réélection que ce soit en se rasant ou en se parfumant le matin. Pour les citoyens, la formation de qualité avec un nivellement par le haut est indispensable. Une fois de plus il faut revenir aux fondamentaux : lire, écrire, compter. La réforme de l’orthographe avec simplification entamée sous Jospin a été une erreur. Nous avons des citoyens de pays francophones, par exemple en Afrique, qui s’expriment bien mieux que des Français. Cela devrait nous interpeller.
Pour comprendre les porosités entre les partis, il conviendrait de les représenter non pas dans un hémicycle comme à l’assemblée nationale mais dans un cercle comme la figure qui suit. En restant sur le même thème quelles sont vos trois propositions partisanes clefs, parmi celles dont vous parlez dans votre ouvrage ?
[DF] : La première qui est le nœud gordien du problème est celle de la dette abyssale de notre pays. La dette de la France réduit in fine notre souveraineté du fait d’une détention d’une partie de la dette par d’autres États, une dégradation de la notation par les agences augmentant le coût de la dette, moins de marges de manœuvre budgétaires pour financer des politiques publiques lesquelles peuvent participer à notre souveraineté, et à terme des contraintes fortes par le FMI ou la Commission européenne pour mener des réformes drastiques voire être placé sous tutelle ! La réduction nécessaire de la dette passe par une profonde restructuration qui impose une simplification administrative d’envergure et des grosses économies à la clé (passer de 5 niveaux territoriaux à 3 tout en repassant à 22 régions au lieu de 13 pour assurer une cohérence géographique, supprimer la moitié des instances et commissions, dégraisser le back office en le repensant et l’automatisant, en supprimant les redondances, les complexités inutiles de la CERFA nation et les gabegies et renforcer légèrement le front office, c’est-à-dire le personnel au contact des citoyens, infirmiers et médecins, policiers, juges, enseignants et professeurs). La deuxième est audacieuse est pourrait se baptiser la workocratie à savoir instaurer un coefficient de vote de 2 pour ceux ayant travaillé au moins 6 mois l’année précédente quelle que soit la profession laquelle crée de la valeur. Ainsi au cours de la vie, un étudiant aura un vote coefficient 1 puis lorsqu’il travaillera, celui-ci passera à 2 sauf en cas de chômage ou RSA et à la retraite reviendra à 1. La troisième est une vraie réforme des retraites avec l’introduction d’une dose de capitalisation (qui existe déjà avec la RAFP, retraite additionnelle de la fonction publique) tout en ayant simultanément une politique familiale de nature à favoriser la natalité.
Pensez-vous que l’on a un homme politique, une ou des formations politiques en capacité réelle de faire des propositions sérieuses et solides qui ne sont pas de l’affichage, sur les domaines de la souveraineté numérique ou industrielle ?
[DF] : À gauche, ceci était incarné par Jean-Pierre Chevènement à une époque. Aujourd’hui, je trouve les idées d’Arnaud Montebourg intéressantes. Il a des convictions et n’a pas hésité à sortir de sa zone de confort après avoir été ministre de l’économie et de l’industrie en suivant une formation et en créant son entreprise. À droite, David Lisnard avec son parti Nouvelle Énergie a un programme d’envergure pour donner plus de liberté et réformer l’État et les dépenses sans fin. L’un pourrait être au service de l’autre pour avoir en même temps le meilleur de la gauche et le meilleur de la droite… pour ubériser « le nouveau monde » qui nous avait été promis. Les résultats sont ceux que l’on connaît avec une dette qui a bondi de 50 % en 8 ans soit plus de 1 000 milliards d’euros et ne sont pas acceptables (80 % de celle-ci n’est pas imputable à la covid). Je pense qu’Arnaud Montebourg ferait un très bon ministre de l’agriculture et de la souveraineté dans ce domaine. En matière de souveraineté agricole, on observera que plus de 50 % des fruits et légumes consommés en France hors fruits exotiques de type papaye, ananas ou fruit du dragon sont importés. Au rythme où vont les choses, on pourrait avoir des noix importées à Grenoble et dans le Périgord ou des pommes en Normandie ! On marche sur la tête ! Sarah Knafo pour sa part connaît ses dossiers et dit parfois des vérités qui dérangent. Dans le camp Renaissance seul le libéral Guillaume Kasbarian veut diminuer fortement les dépenses publiques. Nous avons vraiment le tonneau des Danaïdes. Est-il normal que le président de la République distribue des milliards (Ukraine, pays d’Afrique ou d’ailleurs) alors que la suppression des 2 jours fériés ne rapportera que 4 milliards ? Nous devons travailler gratuitement pour payer la gabegie de l’État qui ne se remet jamais vraiment en cause, ce qui n’est pas acceptable d’autant plus que l’effort n’est pas partagé par tous : ceux qui perçoivent des aides et ne travaillent pas ne sont pas concernés par ce serrage de ceinture.
Avant de vous laisser le mot de conclusion, pensez-vous que l’on peut retrouver de l’enthousiasme collectif pour de grands projets d’infrastructures qui feront enfin basculer la France de plein pied dans le XXIème siècle ?
[DF] : Oui, l’espoir est possible. Une politique de grands travaux serait salutaire même si nos marges de manœuvre financières sont réduites. Le sport et les Jeux olympiques permettent de l’enthousiasme collectif mais on ne peut pas bâtir sur du sable. Pour avoir des fondations solides, il est nécessaire d’avoir une vision et des étapes pour réindustrialiser en partant des fondamentaux, l’industrie lourde et la défense en allant vers les biens de consommation et les services lesquels ont pris une importance considérable. Il faut se fixer un cap comme celui d’avoir le pays le plus prospère d’Europe. Mais ceci ne peut être fait que dans une démarche où les paramètres sont multiples : aménagement du territoire, infrastructures, écosystèmes locaux, circuits courts, optimisation de l’énergie et des ressources. Des sacrifices peuvent être acceptés à condition que l’on ait un nouveau contrat social avec les étapes pour atteindre ce projet fédérateur, inclusif et créateur de valeur.
Quelle serait votre conclusion sous forme d’ouverture, que vous souhaiteriez partager avec nos lecteurs ?
[DF] : Chacun peut agir à son niveau en étant mieux informé et en agissant de façon éthique. Comme écrivait Isaac Asimov « Que tes principes moraux ne t’empêchent pas de faire ce qui est juste ! ». J’invite les lecteurs d’Informez-vous ! à échanger.