Dès 1635, la Guadeloupe est colonisée par la France. Dès les années 1640, les premiers captifs africains sont débarqués et réduits à l’état de biens meubles. Leur condition est codifiée en 1685 par le Code noir, promulgué par Louis XIV et inspiré par Colbert.
Ce texte transforme l’humain en marchandise, légalise les punitions corporelles et impose un christianisme forcé, tout en prétendant interdire les exécutions arbitraires — une interdiction fictive, car les colons tuaient sans être inquiétés.
Au fil du temps, le nombre d’esclaves augmente considérablement, faisant de la Guadeloupe un pilier de la traite atlantique, au cœur d’un commerce triangulaire reliant l’Europe, l’Afrique et les Amériques. L’économie coloniale repose sur la terreur.
En 1791, dans la colonie de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), une révolte d’esclaves d’une ampleur inédite bouleverse l’ordre colonial. Sous l’impulsion de Dutty Boukman, prêtre vodou et chef spirituel, puis de Jean-François Papillon, Georges Biassou, François-Dominique Toussaint Louverture et enfin Jean-Jacques Dessalines, des milliers de captifs prennent les armes, brûlent les plantations, défient l’armée française et construisent une véritable armée noire révolutionnaire.
Cette révolution — unique dans l’histoire humaine — ébranle l’idéologie esclavagiste. Elle montre que les peuples réduits en esclavage peuvent non seulement se révolter, mais aussi vaincre.
La Guadeloupe observe. Les rumeurs circulent. Les tensions grandissent. Face au risque d’un embrasement général, la Convention nationale abolit l’esclavage le 4 février 1794. En Guadeloupe, Victor Hugues, envoyé spécial du gouvernement révolutionnaire, applique le décret en juin.
Mais cette liberté reste précaire et conditionnelle. Les anciens esclaves sont maintenus sous surveillance, astreints à des formes de travail forcé, privés de droits réels. L’égalité promise reste un leurre.
En 1802, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage. C’est la trahison. En Guadeloupe, la résistance s’organise immédiatement. Louis Delgrès, Joseph Ignace, et de Rosalie dite "Solitude" prennent les armes contre les troupes du général Richepance.
L’exemple de Haïti, devenue indépendante en 1804 sous Dessalines, résonne comme une alarme dans toute la Caraïbe. En Guadeloupe, il inspire l’organisation des Marrons, esclaves en fuite, qui créent des communautés libres dans les montagnes.
Ils mènent des raids, incendient des habitations, tuent des commandeurs. Leur lutte est sanglante mais légitime. Ils sont la première armée clandestine de la liberté guadeloupéenne.
Face à eux, la répression est impitoyable : mutilations, pendaisons, déportations. Mais la résistance ne s’éteint jamais.
En février 1848, une insurrection éclate à Paris. La monarchie de Juillet s’effondre, et avec elle le règne de la bourgeoisie conservatrice. En quelques jours, la Deuxième République est proclamée. Le climat politique, désormais plus ouvert aux idées sociales, crée un espoir chez les républicains les plus progressistes, notamment les abolitionnistes, regroupés autour de figures comme Victor Schœlcher, François Arago ou Alexis de Tocqueville.
Schœlcher, vice-président de la commission d'abolition, déploie une activité intense. Mais ses plaidoyers, aussi convaincus soient-ils, ne sont pas la principale force motrice du décret du 27 avril. Ce sont surtout les tensions croissantes dans les colonies qui forcent la main du gouvernement.
Depuis plusieurs années, des rapports alarmants remontent de Martinique, de Guyane, de Réunion, et surtout de Guadeloupe, où les planteurs s'inquiètent de plus en plus de la situation sociale. Les travailleurs esclaves ne sont plus soumis comme avant : des arrêts de travail, des désobéissances, des mouvements organisés se multiplient.
Au sommet de l’État, le souvenir d’Haïti – devenu indépendant en 1804 après avoir vaincu les troupes françaises – reste un traumatisme impérial. Le gouvernement provisoire craint une contagion insurrectionnelle. Il redoute une deuxième révolution noire, une "Saint-Domingue bis" dans les Antilles françaises.
C’est dans ce contexte d’urgence politique, de panique coloniale, et de pressions conjuguées (abolitionnistes, industriels, militaires) que le décret du 27 avril 1848 est signé à Paris, abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises.
Mais ce décret ne devance pas les soulèvements : il y répond. Il n’est pas l’origine du processus d’émancipation, mais sa tentative de cadrage politique avant qu’il ne soit trop tard.
En Guadeloupe, les esclaves n’attendent pas que leur liberté soit décidée depuis la métropole.
Dès les premières semaines de mai 1848, l’île est en effervescence : refus de travail dans les habitations, mouvements de grève spontanée, rumeurs de soulèvement dans les campagnes, tensions dans les entrepôts et les ports. Les colons comprennent qu’ils ne peuvent plus contrôler la situation.
Le décret du 27 avril n’est pas encore officiellement proclamé, et pourtant les esclaves ont déjà commencé à se libérer eux-mêmes. Ils arrêtent de travailler. Ils discutent. Ils s’organisent. Certains fuient les plantations. D’autres affrontent directement leurs maîtres.
Le 27 mai 1848, confronté à un risque d’insurrection générale, le commissaire général Sardanapal Malet, représentant du gouvernement français, se résout à proclamer officiellement l’abolition de l’esclavage dans l’île.
Il ne le fait ni par vertu républicaine, ni par fidélité à un décret de Paris. Il le fait sous la pression des faits.
L’ordre colonial est déjà tombé.
Les anciens captifs n’attendent plus la liberté. Ils l’exercent.
Ce jour-là, ce n’est pas un texte qui libère un peuple. C’est un peuple qui rend un texte inévitable. La proclamation du 27 mai ne consacre pas une victoire politique de la République : elle acte une défaite de l’ordre esclavagiste face à la souveraineté populaire des opprimés.