La Guadeloupe, mémoire vive de l’abolition de l'esclavage : une liberté conquise, pas octroyée
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Article N°27575

La Guadeloupe, mémoire vive de l’abolition de l'esclavage : une liberté conquise, pas octroyée

Chaque 27 mai, la Guadeloupe se souvient. Non pas pour se satisfaire d’un décret venu de Paris, mais pour honorer la mémoire ardente de celles et ceux qui, esclaves, ont pris les armes, fui les chaînes, et payé de leur vie le prix de leur liberté.
Car l’abolition de l’esclavage, proclamée en Guadeloupe en 1848, fut arrachée bien avant d’être accordée, grâce à des héros locaux tels que Louis Delgrès, Rosalie "Solitude" et Joseph Ignace.

La Guadeloupe dans le système esclavagiste français

Dès 1635, la Guadeloupe est colonisée par la France. Dès les années 1640, les premiers captifs africains sont débarqués et réduits à l’état de biens meubles. Leur condition est codifiée en 1685 par le Code noir, promulgué par Louis XIV et inspiré par Colbert.
Ce texte transforme l’humain en marchandise, légalise les punitions corporelles et impose un christianisme forcé, tout en prétendant interdire les exécutions arbitraires — une interdiction fictive, car les colons tuaient sans être inquiétés.

Au fil du temps, le nombre d’esclaves augmente considérablement, faisant de la Guadeloupe un pilier de la traite atlantique, au cœur d’un commerce triangulaire reliant l’Europe, l’Afrique et les Amériques. L’économie coloniale repose sur la terreur.

 

1794–1802 : abolitions, trahisons et soulèvements

En 1791, dans la colonie de Saint-Domingue (aujourd’hui Haïti), une révolte d’esclaves d’une ampleur inédite bouleverse l’ordre colonial. Sous l’impulsion de Dutty Boukman, prêtre vodou et chef spirituel, puis de Jean-François Papillon, Georges Biassou, François-Dominique Toussaint Louverture et enfin Jean-Jacques Dessalines, des milliers de captifs prennent les armes, brûlent les plantations, défient l’armée française et construisent une véritable armée noire révolutionnaire.

Cette révolution — unique dans l’histoire humaine — ébranle l’idéologie esclavagiste. Elle montre que les peuples réduits en esclavage peuvent non seulement se révolter, mais aussi vaincre.

La Guadeloupe observe. Les rumeurs circulent. Les tensions grandissent. Face au risque d’un embrasement général, la Convention nationale abolit l’esclavage le 4 février 1794. En Guadeloupe, Victor Hugues, envoyé spécial du gouvernement révolutionnaire, applique le décret en juin.

Mais cette liberté reste précaire et conditionnelle. Les anciens esclaves sont maintenus sous surveillance, astreints à des formes de travail forcé, privés de droits réels. L’égalité promise reste un leurre.

En 1802, Napoléon Bonaparte rétablit l’esclavage. C’est la trahison. En Guadeloupe, la résistance s’organise immédiatement. Louis Delgrès, Joseph Ignace, et de Rosalie dite "Solitude" prennent les armes contre les troupes du général Richepance.


 

L’influence d’Haïti et la révolte des Marrons

L’exemple de Haïti, devenue indépendante en 1804 sous Dessalines, résonne comme une alarme dans toute la Caraïbe. En Guadeloupe, il inspire l’organisation des Marrons, esclaves en fuite, qui créent des communautés libres dans les montagnes.
Ils mènent des raids, incendient des habitations, tuent des commandeurs. Leur lutte est sanglante mais légitime. Ils sont la première armée clandestine de la liberté guadeloupéenne.

Face à eux, la répression est impitoyable : mutilations, pendaisons, déportations. Mais la résistance ne s’éteint jamais.

 

Les figures héroiques de la lutte pour l'abolition de l'esclavage.

Moins de huit ans plus tard, les masques tombent. En 1802, devenu Premier Consul, Napoléon Bonaparte décide de restaurer l’ordre colonial dans toute sa brutalité : il rétablit l’esclavage, en commençant par la Guadeloupe.

Ce décret, imposé sans consultation ni débat, est une trahison pure et simple des principes révolutionnaires. Et la réaction des Guadeloupéens est immédiate.
Louis Delgrès, officier noir resté fidèle à la République, refuse l’ordre de soumission. À ses côtés, Joseph Ignace, militaire patriote, et de Solitude, figure emblématique de la résistance féminine, s’engagent dans une lutte désespérée contre les troupes envoyées par Paris, sous le commandement du général Antoine Richepance.
Le 28 mai 1802, acculé au fort de Matouba, Delgrès rédige une dernière proclamation :

« Vivre libre ou mourir. »
Puis il fait exploser le dépôt de poudre, préférant la mort à l’esclavage.
 
 
  • Solitude, était une esclave affranchie, ainsi qu'une figure importante de la lutte pour l'abolition de l'esclavage en Guadeloupe. Puisqu'elle a rejoint le mouvement de résistance mené par Louis Delgrès en 1802. A la suite du suicide collectif de Delgrès. Solitude a réussi à échapper à la capture pendant un certain temps, mais elle a finalement été capturée et exécutée par les troupes françaises. Elle est depuis devenue un symbole de la résistance antiesclavagiste et de l'identité guadeloupéenne. Une statue en son honneur se trouve aujourd'hui sur la Place de la Victoire à Pointe-à-Pitre.
 
 
  • Joseph Ignace était un esclave originaire de Saint-Lucie qui a été transporté en Guadeloupe. Il a joué un rôle important dans la révolte des esclaves en 1802, en aidant les insurgés à planifier et à organiser leurs actions. Après la défaite des insurgés, Ignace a été capturé et exécuté.
 
Ces trois héros sont des symboles de la résistance et de la lutte contre l'oppression en Guadeloupe. Leurs actions ont inspiré de nombreux Guadeloupéens dans leur quête de liberté et de justice. Aujourd'hui, ils sont honorés par des monuments et des rues portant leur nom dans toute la Guadeloupe. Ces résistants ne sont pas des héros mythifiés : ils sont les porteurs vivants d’une vérité radicale – la liberté n’est pas une faveur accordée, elle est un droit à conquérir.

 

1848 : la République acculée

En février 1848, une insurrection éclate à Paris. La monarchie de Juillet s’effondre, et avec elle le règne de la bourgeoisie conservatrice. En quelques jours, la Deuxième République est proclamée. Le climat politique, désormais plus ouvert aux idées sociales, crée un espoir chez les républicains les plus progressistes, notamment les abolitionnistes, regroupés autour de figures comme Victor Schœlcher, François Arago ou Alexis de Tocqueville.

Schœlcher, vice-président de la commission d'abolition, déploie une activité intense. Mais ses plaidoyers, aussi convaincus soient-ils, ne sont pas la principale force motrice du décret du 27 avril. Ce sont surtout les tensions croissantes dans les colonies qui forcent la main du gouvernement.

Depuis plusieurs années, des rapports alarmants remontent de Martinique, de Guyane, de Réunion, et surtout de Guadeloupe, où les planteurs s'inquiètent de plus en plus de la situation sociale. Les travailleurs esclaves ne sont plus soumis comme avant : des arrêts de travail, des désobéissances, des mouvements organisés se multiplient.

Au sommet de l’État, le souvenir d’Haïti – devenu indépendant en 1804 après avoir vaincu les troupes françaises – reste un traumatisme impérial. Le gouvernement provisoire craint une contagion insurrectionnelle. Il redoute une deuxième révolution noire, une "Saint-Domingue bis" dans les Antilles françaises.

C’est dans ce contexte d’urgence politique, de panique coloniale, et de pressions conjuguées (abolitionnistes, industriels, militaires) que le décret du 27 avril 1848 est signé à Paris, abolissant l’esclavage dans toutes les colonies françaises.

Mais ce décret ne devance pas les soulèvements : il y répond. Il n’est pas l’origine du processus d’émancipation, mais sa tentative de cadrage politique avant qu’il ne soit trop tard.

 

27 mai 1848 : une abolition imposée par le peuple guadeloupéen

En Guadeloupe, les esclaves n’attendent pas que leur liberté soit décidée depuis la métropole.
Dès les premières semaines de mai 1848, l’île est en effervescence : refus de travail dans les habitations, mouvements de grève spontanée, rumeurs de soulèvement dans les campagnes, tensions dans les entrepôts et les ports. Les colons comprennent qu’ils ne peuvent plus contrôler la situation.

Le décret du 27 avril n’est pas encore officiellement proclamé, et pourtant les esclaves ont déjà commencé à se libérer eux-mêmes. Ils arrêtent de travailler. Ils discutent. Ils s’organisent. Certains fuient les plantations. D’autres affrontent directement leurs maîtres.

Le 27 mai 1848, confronté à un risque d’insurrection générale, le commissaire général Sardanapal Malet, représentant du gouvernement français, se résout à proclamer officiellement l’abolition de l’esclavage dans l’île.
Il ne le fait ni par vertu républicaine, ni par fidélité à un décret de Paris. Il le fait sous la pression des faits.

L’ordre colonial est déjà tombé.
Les anciens captifs n’attendent plus la liberté. Ils l’exercent.

Ce jour-là, ce n’est pas un texte qui libère un peuple. C’est un peuple qui rend un texte inévitable. La proclamation du 27 mai ne consacre pas une victoire politique de la République : elle acte une défaite de l’ordre esclavagiste face à la souveraineté populaire des opprimés.

 

La Guadeloupe, mémoire vive et flambeau du monde libre

La Guadeloupe n’a pas seulement été le théâtre de l’abolition de l’esclavage : elle en fut l’un des épicentres les plus déterminants. En 1802, par le sacrifice de Louis Delgrès, Joseph Ignace et Solitude, elle a posé les fondations d’une insoumission antillaise. En 1848, par la montée irrépressible des travailleurs, elle a fait plier l’État colonial.
La Guadeloupe a montré qu’on ne demande pas la liberté. On la prend.
Cette île caraïbe, forgée dans la souffrance des plantations et l’énergie des révoltés, a fait entendre une voix universelle : celle des peuples qui refusent de plier, qui se battent pour leur dignité, et qui, même sans armée, ni nation, ni privilèges, imposent au monde de reconnaître leur humanité.

L’histoire de la Guadeloupe n’est pas marginale. Elle est centrale. Universelle. Majestueuse.

 
Chaque 27 mai, la mémoire s’élève dans les écoles, les places publiques, les cœurs. Les enfants apprennent que leur liberté est héritée d’un combat, et non d’un décret. Les noms de Delgrès, Ignace, Solitude ne sont pas de simples symboles : ils sont des boussoles.
Mais la lutte n’est pas finie. Le combat pour l’égalité réelle, la justice sociale, la reconnaissance des cultures et des mémoires opprimées continue. La Guadeloupe reste en éveil, face aux héritages d’injustice, face aux défis d’aujourd’hui. Elle porte encore la force d’un peuple qui, à travers ses ancêtres esclaves, marrons, résistants, a inscrit dans l’histoire mondiale une leçon impérissable :

La dignité humaine ne se négocie pas. Elle se défend.
La liberté ne se mendie pas. Elle s’arrache.

 
Et cette mémoire, loin d’être refermée dans le passé, continue d’éclairer le chemin de toutes les luttes à venir.

Jonathan CHASTE

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