Par Florian Silnicki, Expert référent en France du CLCA - The Crisis and Litigation Communicators’ Alliance, Président Fondateur de l'agence LaFrenchCom et auteur du livre "La com de crise : Une entreprise ne devrait pas dire ça !" publié chez Bréal.
Il y a des crises qui marquent une époque. Non seulement parce qu’elles révèlent la brutalité d’un événement, mais parce qu’elles deviennent des cas d’école en matière de communication de crise. La mort en direct du streamer français Jeanpormanove sur la plateforme Kick appartient à cette catégorie. Le drame, terrible, est déjà entré dans l’histoire. Mais ce qui retiendra durablement l’attention des professionnels de la communication de crise, c’est la réaction de Kick elle-même : un enchaînement d’erreurs graves qui illustre tout ce qu’il ne faut jamais faire.
Car dans une crise, le temps, le ton et le contenu de la réaction façonnent la perception durable de l’organisation. Et sur ces trois points, la réponse de Kick est catastrophique. Elle n’a pas seulement aggravé la douleur du moment. Elle a abîmé la crédibilité de la plateforme, exposé sa maison-mère australienne Easygo Entertainment, et mis en première ligne ses deux actionnaires emblématiques, Bijan Tehrani et Edward Craven.
Le temps : une parole trop tardive
En communication de crise, le temps est une donnée cardinale. Chaque minute qui passe sans parole officielle laisse la place aux spéculations, aux rumeurs, aux interprétations médiatiques et aux indignations sur les réseaux sociaux. Lorsqu’un homme meurt en direct sur votre plateforme, l’attente de réaction est immédiate. Les spectateurs, les journalistes, les autorités veulent savoir si vous assumez, si vous mesurez, si vous comprenez.
Or Kick a tardé à réagir. Le premier communiqué n’est tombé qu’après de longues heures de sidération publique. Dans cet intervalle, l’opinion a déjà bâti son propre récit : celui d’une entreprise complice, cynique, inhumaine. Les autorités françaises avaient déjà pris la parole. Les journalistes avaient déjà décrit les circonstances sordides. Les réseaux sociaux avaient déjà désigné la plateforme comme coupable moral.
Quand Kick se décide enfin à parler, il est trop tard. Elle n’est plus en position de cadrer le récit, mais seulement de le subir. L’opinion publique s’est déjà cristallisée contre elle. Or c’est la première règle de la communication de crise : celui qui parle en premier fixe le cadre. En laissant passer ce temps, Kick a abdiqué le pouvoir de fixer les termes du débat.
Le ton : froid, juridique, inhumain
Mais le retard n’est rien comparé à la tonalité du message. Au lieu d’un mot incarné, humain, d’une déclaration vidéo d’un dirigeant exprimant sa compassion, Kick publie un communiqué de presse glacé. On y lit la langue morte des services juridiques : « les co-streamers ont été bannis », « nous coopérons avec les autorités », « nous présentons nos condoléances».
Cette langue administrative, dépourvue d’émotion, est un contresens absolu. Dans une crise aussi humaine, aussi violente, le public attend d’abord des mots de chair. Un mot qui dise la douleur, la stupeur, la responsabilité morale. Pas un texte standardisé qui ressemble davantage à une note interne de conformité qu’à une prise de parole publique.
En communication de crise, il faut d’abord parler avec le cœur. Les procédures viennent ensuite. Ici, Kick a inversé la logique. Ce ton bureaucratique a renforcé l’image d’une plateforme froide, inhumaine, obsédée par la minimisation de ses risques juridiques plutôt que par la reconnaissance d’un drame humain.
Le cadrage : déplacer la responsabilité sur d’autres
La seule mesure concrète annoncée par Kick fut le bannissement des co-streamers impliqués dans la séquence où Jeanpormanove est mort. Autrement dit, la plateforme a tenté de déplacer la responsabilité sur des individus, comme si elle n’était qu’un spectateur passif.
C’est une stratégie classique de diversion, mais toujours vouée à l’échec. Car l’opinion n’est pas dupe. Elle comprend immédiatement que l’entreprise cherche à se protéger en désignant des coupables périphériques. Cette tentative maladroite d’exonération produit l’effet inverse : elle alimente la colère, renforce le soupçon et nourrit l’accusation d’irresponsabilité.
Une communication de crise efficace assume toujours une part de responsabilité. Même quand l’entreprise n’est pas coupable directement, elle reconnaît sa responsabilité morale et organisationnelle. Kick, en se réfugiant derrière le bannissement d’utilisateurs, a renvoyé l’image d’une organisation lâche, incapable de se regarder en face.
L’absence d’incarnation : une parole sans visage
Dans les crises majeures, l’incarnation est essentielle. On attend un dirigeant, un responsable, un visage qui parle. C’est lui qui donne une âme à la parole, qui rassure par sa présence, qui montre que l’organisation n’est pas une abstraction mais une communauté humaine capable de compassion.
Kick n’a offert qu’un communiqué anonyme. Pas de PDG, pas de responsable identifié, pas de prise de parole incarnée. Résultat : la plateforme est apparue comme un monstre froid, sans capitaine, sans figure, sans humanité.
Ce silence des dirigeants est d’autant plus grave que la maison-mère, Easygo Entertainment, est connue et identifiée. Le public sait qu’elle appartient à Bijan Tehrani et Edward Craven, figures déjà médiatisées du jeu et du divertissement en ligne. Leur absence, leur silence, a fait basculer la perception : puisque personne ne prend la parole, c’est eux qui deviennent les coupables par défaut.
En crise, un capitaine invisible n’est pas un capitaine. C’est un déserteur.
L’absence de vision : pas de plan, pas de cap, pas d’avenir
Enfin, la plus grave erreur de Kick est de n’avoir proposé aucune perspective. Le communiqué se contente de constater, de bannir, de coopérer. Mais il n’offre aucun plan d’action, aucune réforme, aucune annonce structurante.
Or une communication de crise n’est pas seulement un exercice de réaction. C’est un acte de projection. Elle doit non seulement reconnaître l’événement, mais dessiner l’avenir : un audit indépendant, un plan de réforme de la modération, un accompagnement pour les proches, une charte de protection des streamers, une collaboration avec les autorités.
En n’offrant rien de tout cela, Kick a laissé l’impression qu’elle ne voyait aucun problème structurel. Comme si rien ne devait changer. Comme si ce drame n’était qu’un accident. C’est une erreur colossale. Car l’opinion attendait une transformation. L’absence de cap a achevé de discréditer la parole de la plateforme.
Les impacts : un risque systémique
Cette faillite communicationnelle a des conséquences en chaîne.
Pour Kick, d’abord : elle perd la bataille de l’opinion publique. Elle devient la plateforme du scandale, du cynisme, du déni. Son image est durablement abîmée auprès des utilisateurs, des médias et des autorités.
Pour Easygo Entertainment, ensuite : la maison-mère ne peut pas se dissocier de sa filiale. Son silence la rend complice. Son absence de pilotage l’expose directement. L’échec de Kick devient son échec.
Pour Bijan Tehrani et Edward Craven, enfin : leur statut d’actionnaires majoritaires les place en première ligne. Dans une crise sans incarnation, ce sont eux qui incarnent malgré eux la responsabilité. Ils deviennent les symboles d’une gouvernance qui fuit ses responsabilités. Ils risquent de voir leur réputation personnelle associée à l’indifférence et au cynisme.
Le risque n’est donc pas seulement médiatique. Il est économique (annonceurs qui se retirent, partenaires qui se détournent), politique (pression réglementaire accrue), juridique (enquêtes renforcées sur la responsabilité de la plateforme et de ses dirigeants).
Une faillite de gouvernance avant d’être une faillite de communication
La communication de crise de Kick restera comme un cas d’école. Tous les principes connus ont été violés : réagir vite, parler vrai, incarner, assumer, projeter.
Mais au-delà d’un échec communicationnel, c’est une faillite de gouvernance. Car une communication de crise ratée révèle toujours une chose : la culture interne d’une organisation. Ici, Kick a montré qu’elle n’était pas préparée, qu’elle ne voulait pas assumer, qu’elle ne savait pas se montrer humaine.
La leçon est claire pour tous les communicants : en crise, le silence, le déni et la froideur ne protègent pas. Ils condamnent. Kick, Easygo, Tehrani et Craven viennent de l’apprendre à leurs dépens. Et cette erreur, désormais, restera associée à leur nom dans l’histoire de la communication de crise.
Florian Silnicki Président Fondateur Expert en communication de crise