La pandémie de Covid-19, les tensions sino-américaines, les perturbations en mer Rouge ou encore la militarisation croissante des routes commerciales ont révélé les vulnérabilités systémiques des chaînes logistiques mondiales. Dans ce contexte d’instabilité stratégique, les États et les entreprises repensent en profondeur leurs flux d’approvisionnement. L’Afrique, longtemps perçue comme périphérique, apparaît désormais comme une variable critique : par sa position géographique, ses ressources naturelles, sa démographie et ses corridors émergents.
Selon la Banque mondiale, près de 90 % du commerce mondial transite encore par voie maritime. Pourtant, l’Afrique ne représente qu’environ 3 % de ce trafic, une anomalie stratégique au regard de ses 30 000 km de côtes et de sa proximité avec des points névralgiques du commerce mondial comme le canal de Suez, le détroit de Gibraltar ou le cap de Bonne-Espérance. Cette sous-exploitation ouvre un champ considérable de transformation.
Les intervenants de la conférence — notamment Éric Melet (Africa Global Logistics) et Mohamed Cissouma (Bureau Veritas Marine) — ont rappelé que les ports africains sont encore largement dépendants de standards hérités et souffrent d’un déficit de compétitivité face aux hubs mondiaux.
Le port de Tanger Med au Maroc, modèle de modernité et d’intégration technologique, illustre pourtant une trajectoire ascendante possible. Avec plus de 7,8 millions de conteneurs EVP traités en 2023, il devance désormais les ports du Havre ou d’Anvers en termes de volume. D’autres ports, comme Abidjan, Cotonou ou Tema, amorcent des mutations similaires, intégrant des technologies de gestion en temps réel, des normes environnementales renforcées et des partenariats public-privé.
La connexion entre ces ports et les marchés intérieurs reste néanmoins un point faible. L’intégration ferroviaire, la fiabilité des corridors routiers ou encore la fluidité douanière constituent autant de freins à la compétitivité régionale. C’est là que se joue un autre enjeu : celui de la souveraineté logistique, véritable pilier de la puissance économique contemporaine.
Nicolas Michelon (Alagan Partners) et Éric Thiam Sabates (Imperial Brands) ont souligné l’intensification d’une guerre économique qui se traduit par la maîtrise de la supply chain comme arme concurrentielle. La Chine, via son initiative des Nouvelles Routes de la Soie (Belt and Road Initiative), a investi plus de 1 000 milliards de dollars dans des infrastructures critiques — ports, voies ferrées, réseaux numériques — renforçant ainsi son emprise stratégique sur les corridors africains. Le port de Doraleh à Djibouti, contrôlé par des intérêts chinois, en est une illustration emblématique.
Face à cela, l’Europe peine à proposer une alternative cohérente. Le Global Gateway européen reste embryonnaire, tandis que la France n’a que tardivement perçu l’enjeu stratégique des infrastructures logistiques africaines, longtemps sous-estimées au profit d’autres priorités diplomatiques.
Les investissements chinois, turcs ou émiratis vont au-delà du commerce : ils visent un contrôle politique par la dette, par les normes techniques, ou par la captation des flux. Dans ce contexte, les entreprises africaines et les États doivent s’armer : fiscalité intelligente, zones industrielles intégrées, montée en gamme des normes et création de champions logistiques.
L’Afrique ne peut durablement s’intégrer au commerce mondial qu’en rééquilibrant sa place dans les chaînes de valeur. Comme l’a rappelé Éric Thiam Sabates, être le premier producteur mondial de cacao sans industrie chocolatière ou exporter massivement de l’anacarde sans transformation locale, relève d’un schéma asymétrique. L’exemple des “bébés tigres asiatiques”, qui ont fermé leurs marchés pendant des décennies avant d’exporter avec force, plaide pour un protectionnisme stratégique temporaire, permettant l’émergence d’un tissu industriel robuste.
Le rôle des normes est à ce titre central : l’adoption de certifications internationales (ISO, Green Veritas), couplée à des labels africains crédibles, permettra de faire respecter les standards internationaux tout en préservant des marges de manœuvre locales. Le développement de compétences techniques, juridiques et maritimes est également incontournable, notamment pour permettre à l’Afrique de participer activement à l’écriture des règles internationales — et non de les subir.
Le commerce intra-africain ne représente que 16 % des échanges totaux du continent, contre près de 70 % en Europe. La Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) vise à corriger ce déséquilibre, mais son efficacité reste conditionnée à des choix d’infrastructures, de logistique et de gouvernance.
La vision doit être systémique : connecter les économies africaines entre elles, bâtir des corridors ferroviaires transnationaux, créer des hubs de production adossés à des fonds souverains. À l’image de Singapour ou des Émirats arabes unis, certains États africains devront incarner des “États-stratèges” capables de planifier, financer et défendre une ambition logistique et industrielle. Cela suppose aussi une sécurisation de l’accès aux ressources, une projection dans l’hinterland, et une gouvernance apte à anticiper les cycles économiques mondiaux.
Plus qu’un simple enjeu de transport, la logistique est aujourd’hui une matrice de souveraineté, d’attractivité et de résilience. L’Afrique dispose des leviers pour ne plus être un théâtre d’influence, mais bien un architecte de sa propre destinée économique. Cela exige une vision à long terme, des alliances sélectives, une diplomatie des normes, et surtout une montée en puissance des compétences locales — logistiques, juridiques, industrielles.
Dans un monde fragmenté, marqué par la régionalisation des chaînes de valeur et la montée des barrières non tarifaires (comme le Green Deal européen), il ne s’agit plus seulement de s’insérer dans la mondialisation, mais de redessiner les règles du jeu. L’Afrique en a désormais les moyens — à condition de penser en puissance.