Tribune de Loïk Le Floch-Prigent : Bruxelles présente son plan pour la réindustrialisation de l’Europe (et oublie un pan majeur du sujet)
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Article N°25194

Tribune de Loïk Le Floch-Prigent : Bruxelles présente son plan pour la réindustrialisation de l’Europe (et oublie un pan majeur du sujet)

La commission européenne a publié ce mercredi 5 mai une mise à jour de sa stratégie industrielle. Dans le fil de la pandémie, l’Europe a pris conscience de sa dépendance vis-à-vis de composants essentiels importés du reste du monde : leurs pénuries ont perturbé la production de secteurs entiers. La commission entend désormais faire une priorité de la sécurisation de l’autonomie des chaînes de productions vitales.

Atlantico : Quel constat tire la Commission européenne concernant l’état de l’industrie en Europe ?

Loïk Le Floch-Prigent : Il a fallu une pandémie pour que les technocrates de la Commission s’aperçoivent de la rapidité de la désindustrialisation des pays européens, et qu’en France aussi ce soit devenu un thème de consensus ! Et plutôt que de chercher dans le passé les raisons de cet échec collectif le rapport maintient la philosophie générale de son action en mettant simplement l’accent sur des mesures permettant son accélération. Cette propension à considérer que, puisque l’on a échoué, il faut continuer dans la même direction peur choquer des scientifiques mais visiblement pas les rédacteurs nourris au conformisme. Il ne leur vient même pas à l’esprit que l’avenir « vert » et « digital » qu’ils nous promettent à court terme peut s’avérer plus complexe aussi bien en acceptabilité sociale qu’en renouveau non programmé des sciences et techniques. On constate donc l’absence de production pour 137 items, de même pour 34 produits bruts et l’on veut définir une politique industrielle en oubliant deux éléments fondamentaux, les humains qui font et les humains qui utilisent. Bâtir une Europe sans Européens va quand même être difficile.


 

Vouloir ignorer les normes et règlements de la Commission Européenne qui sont pour partie responsables de la situation de délocalisation industrielle de ces dernières années apparait comme une plaisanterie, surtout lorsque l’on commence par le secteur de la Santé. Ce sont les restrictions à la fabrication des produits chimiques orchestrées par la Commission depuis le début des années 2000 et acceptées en 2007 (Programme REACH) qui ont conduit à faire de l’Inde et de la Chine les manufacturiers de la quasi-intégralité des médicaments. Le programme de l’Europe était bien d’éradiquer la « mauvaise industrie » et il a réussi au-delà de tout attente. Les principes actifs étaient produits en Europe, ils ne le sont plus, comme tous les génériques. De la même façon vouloir lancer une réflexion sur l’acier « vert », propre… aurait mérité une réflexion en amont au moment de fusiller toutes les installations existantes, il y a eu idéologie et manque d’anticipation et ce phénomène se reproduit aujourd’hui avec l’attaque frontale contre l’automobile à moteur thermique et l’avion à jet-fuel. On n’arrête pas de parler de transition  alors que l’on prend des mesures brutales sans jamais justement préparer les transitions, ce qui permet aux autres pays de devenir les manufactures mondiales. Ce sont ces pays qui, pas à pas, vont effectuer les efforts pour améliorer les procédés, les rendre plus conformes à l’idée que nous avons de la protection de l’environnement, mais ils ont désormais la main et les efforts pour les déloger vont être d’un cout prohibitif ! Pour les semi-conducteurs, par exemple, qui manquent cruellement à nos industries, ce sont des investissements de l’ordre de 100 milliards qui devraient être décidés aujourd’hui pour un commencement de résultats dans cinq ans !

Si l’on refuse de regarder la réalité on ne peut pas réaliser un constat utile, c’est cependant ce qui est tenté dans ce rapport.

Quels secteurs le plan de la commission cible-t-il ? Est-ce suffisant ? Quelle stratégie est mise en avant face à la Chine ?

Loïk Le Floch-Prigent : En ce qui concerne les secteurs, on n’invente rien, il y a des composants critiques dont nous ne disposons plus et ceci parce que nous l’avons bien voulu ou laissé faire, il y a 137 et 34, il pourrait y en avoir plus ou moins cela ne changerait pas grand-chose, se perdre dans ces détails n’a pas beaucoup d’intérêt et on ne peut pas  penser que ce sont les fonctionnaires européens ou nationaux qui vont nous sortir de la panade actuelle. L’industrie se fait avec des industriels et des investisseurs. Pour l’instant l’Allemagne s’en est mieux sortie que tous les autres pays et ce n’est probablement pas à la Commission de réaliser une enquête sur ce sujet ! Son industrie n’a que très peu décru , avec un tissu de grandes entreprises, de moyennes et de petites toujours très actif. Tous les autres pays ont souffert, et la France sans doute encore plus que d’autres. Il y a donc un déséquilibre qui n’est pas prometteur pour définir des mesures à prendre au niveau de la Commission, car, pour l’instant, ce qui a été fait a favorisé l’Allemagne quelles que soient les qualités intrinsèques des chefs d’entreprises germaniques. Et dans l’état actuel des choses lancer des programmes « européens » viendrait mécaniquement à favoriser les industriels allemands. En supposant que l’on a bien décelé ce qu’il faudrait faire (ce qui est contestable) il serait très difficile de lutter contre le déséquilibre actuel, ce qui est un gage d’inefficacité.

En supposant qu’il faille traiter les 137 items, les investissements à prendre en charge iront de quelques millions à des centaines de milliards, ce n’est donc pas la bonne manière de prendre le sujet. Quels sont les industriels qui ont envie de relever le défi de tel ou tel produit, et comment veulent-ils et peuvent-ils le faire ? On se reposera alors la question des normes et règlements, car les mêmes causes produiront les mêmes effets. Nous pouvons nous en sortir aujourd’hui sur des niches mais sur la grande consommation lorsque nous avons admis leur déménagement en Asie ou ailleurs, nous n’arriverons à une relocalisation qu’après beaucoup d’années et d’argent et pas sur 137 produits ! Il va falloir des volontaires et non des spécialistes de l’effet d’aubaine, ou chercheurs de primes en tout genre.

Face à la Chine il faut désormais savoir si on veut revenir  sur son rôle de manufacture mondiale et si c’est le cas comment on favorise les initiatives locales actuelles. La plupart des grandes compagnies européennes ont intégré dans tous les secteurs la préférence chinoise qui est toujours moins chère. Ce n’est qu’en estimant qu’il faut faire du 100% européen ou national et en acceptant un surprix que l’on intègre en sous-traitance des fabricants locaux. Les différences peuvent être 10 à 20% jusqu’au double ou triple. La proximité, la flexibilité, la disponibilité peuvent avoir raison de la brutalité des chiffres, mais le sujet de fond est donc de savoir qui va payer pour l’indépendance retrouvée ? Pour l’instant le programme de relance français subventionne indifféremment toutes les entreprises implantées dans notre pays qu’elles soient chinoises ou non ! Nous sommes plus chers, et nous le resterons même après automatisation et digitalisation car les pays asiatiques et en particulier la Chine n’ont pas et n’auront pas une règlementation « verte » au niveau de la nôtre. Sans une réflexion de fond et une action sur ce sujet, par exemple, le véhicule électrique bas de gamme de demain sera chinois et importé de Chine. A partir du moment où la Commission annonce qu’elle veut être à la pointe de l’industrie verte, tous les produits de masse risquent de venir de Chine ou d’ailleurs.

Ce plan n’oublie-t-il pas certains secteurs clés de l’industrie européenne ?

Loïk Le Floch-Prigent : En fait il oublie l’essentiel, à savoir les industriels et les consommateurs, donc c’est une communication de plus dans les cent, cent dix, cent trente-sept, propositions pour redresser la barre. Ce qu’il faut c’est savoir si l’Europe accepte d’avoir une industrie compétitive en demandant aux industriels leurs programmes pour satisfaire les demandes de la population de préserver l’environnement et leur santé, en arrêtant de remplir des pages et des pages d’interdictions diverses. Ensuite il faudra juger si cela est acceptable ou pas, entreprise par entreprise en regardant à la fois la situation locale, régionale, l’implantation, et les conditions dans lesquelles se réalise la compétition. Il ne s’agit pas d’être « laxiste » mais de savoir si nos pays veulent ou non conserver une partie de leur industrie et laquelle. Mais vouloir relocaliser sans revoir les conditions qui ont conduit à la délocalisation ne parait pas raisonnable.

Le plan européen de réindustrialisation n’est-il pas en contradiction avec la politique de régulation toujours plus complexe et lourde pour les industries, menée par la Commission depuis des années ?

Charles Reviens : Il faut effectivement analyser l’impact des grands plans – souvent très largement de grandes déclarations de principe de l’Union européenne et notamment de la Commission. Il faut en particulier se souvenir de la « stratégie de Lisbonne » de mars 2000 dont l’ambition n’était rien moins que de « faire de l’Union européenne ‘l’économie de la connaissance’ la plus compétitive et la plus dynamique du monde d’ici à 2010, capable d’une croissance économique durable accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale ». On sait ce qu’il en est advenu avec l’émergence sur la période des plateformes numériques géantes américaines et le rattrapage économique à marche forcée de la Chine en lien avec son entrée dans l’OMC.

Le programme présenté mercredi 5 mai actualise la « nouvelle stratégie industrielle pour une Europe compétitive, verte et digitale » formalisée en mars 2020 dans un document très général qui présentait alors trois priorités : la préservation de la compétitivité industrielle européenne et une concurrence loyale, la neutralité carbone d’ici 2050, enfin « l’Europe numérique ». Depuis la pandémie est passée avec le constat brutal de certains retards, pénuries ou carences : l’Union européenne s’est ainsi limitée dans le domaine vaccinal à une mission de centrale d’achat pour le compte des Etats membres de vaccins conçus ou commercialisés par d’autres, particulièrement les USA et la Grande-Bretagne. Il y a également l’actuelle pénurie sur le secteur des semiconducteurs.

Le point le plus novateur de l’actualisation de la stratégie industrielle concerne le retour au premier plan de l’enjeu de la souveraineté économique européenne face à des dépendances critiques : le rapport identifie ainsi 137 produits (secteur de l’énergie, principes actifs pour le secteur de la santé…) où une très forte dépendance est constatée vis-à-vis du reste du monde, pour plus de la moitié vis-vis de la Chine.

Le rapport prévoit de proposer des mesures de politiques publiques visant à traiter ces dépendances critiques, qui nécessiteront de s’écarter de la tradition régulatrice et bureaucratique pluri-décennale de la Commission.

La politique écologique portée par la Commission ne risque-t-elle pas de se heurter à ces propositions ?

Charles Reviens : Le document de mars 2020 rappelait la cible 2050 pour  neutralité carbone. Son actualisation mentionne à de nombreuses reprises les enjeux climatiques, dont la prise en compte semble constituer un cadre à respecter en tout état de cause. L’industrie du futur européenne doit être à la fois « verte » et « digitale » même si on reste à un très haut niveau de généralité.

Ce plan a-t-il une chance de réussir alors que la situation monétaire continue à imposer des contraintes fortes aux industries européennes ?

Charles Reviens : Il faut d’abord avoir à l’esprit le considérable recul relatif de l’économie européenne dans la richesse mondiale désormais à moins de 15 % du total mondial contre autour de 25 % au début des années 2000. La Chine, qui est désormais considéré par le FMI comme la première économie mondiale mesurée en parité de pouvoir d’achats (PPA), est sur la même période passé de 2,4 % du PIB mondial (1995) contre plus de 17 % aujourd’hui, et les USA ont beaucoup mieux à résisté ; 21,1 % de croissance cumulée sur la période 2008-2020 contre 4,9 % pour la zone euro, et encore 16 % du PIB mondial en PPA.

Nicolas Goetzmann fidèle à ses thèses rappelle que la zone euro est victime de son obsession de stabilité monétaire qui a durement réduit l’investissement, et un article récent des Echos évoque tout simplement le « grand déclassement de la zone euro » en route vers l’appauvrissement relatif pour de multiples raisons (organisation du marché du travail, réglementation, démographie…). La reprise post covid confirme ses tendances : Kristalina Georgieva, directrice générale du FMI, vient d’indiquer à l’occasion de l’actualisation des prévisions économiques du FMI, que les deux moteurs de la reprise mondiale post covid sont les USA et la Chine, l’Europe demeurant pour le moment à la traine.

Tout cela crée un contexte qui n’est pas particulièrement favorable au renouveau industriel souhaité par la Commission. En outre il ne faut pas oublier la puissante divergence de la situation de l’industrie dans la zone euro : la valeur ajouté de l’industrie ne représente plus en France que 17 % du PIB, dix points de moins que l’Allemagne (27 %) et 5 points de moins que l’Italie (22 %), avec en outre le grand écarte entre la position mercantiliste allemande (excédent commercial autour de 6 % du PIB) et le déficit commercial constant pour la France depuis le début des années 2000.


Loïk Le Floch-Prigent

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